Les Écoles Rudolf Steiner :
Vingt-sept ans de guerre bureaucratique
ou l’histoire sans fin
Le reportage de la journaliste Marie Allard sur le rapport de la Commission consultative de l’enseignement privé révèle des lacunes, certaines très importantes, dans le fonctionnement de quelques établissements privés. Bien que déplorable, cette situation n’est en soit guère surprenante. Le ministère de l’Éducation semble être très patient envers certaines écoles qui éprouvent de grandes difficultés à se conformer à ses exigences. Celles-ci sont apparemment perçues comme des obstacles à la réalisation de projets éducatifs qui possèdent leur propre philosophie éducative. Le cas de l’École Rudolf Steiner de Montréal illustre très bien cette réalité.
Dans des documents, obtenus grâce à la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels, la Direction de l’enseignement privé souligne que l’École Rudolf Steiner de Montréal a présenté en 1980 une première demande de permis qui lui a été refusée pour les raisons suivantes : «dossier incomplet et programme d’études présentant des particularités discutables. » En 1981 l’école ouvre tout de même ses portes. Jusqu’en 1984, l’établissement a dispensé sans permis l’enseignement primaire pour la première et la deuxième année. En 1983, l’École Rudolf Steiner ajoute la 4ième année de l’élémentaire. Pourtant, elle ne détient toujours pas d’autorisation du ministère pour offrir l’enseignement au primaire !
La réincarnation
Ce n’est qu’en 1984, soit trois ans après sa fondation, que l’École Rudolf Steiner de Montréal reçoit le fameux permis qui lui permet de dispenser l’enseignement primaire de la 1ière année à la sixième année pour douze mois..
En 1985, le ministère renouvelle le permis à la condition que les responsables de l’école s’engagent formellement à respecter le «Régime pédagogique quant aux renseignements à fournir aux parents et quant à l’observance du temps minimum requis pour l’enseignement. » Il lui rappelle également que l’école doit «élaborer une grille d’évaluation de l’enseignement moral et bien informer les parents que le programme [qu’elle dispense] n’est pas celui du ministère de l’Éducation. » Malgré ces commentaires, le ministère donne à l’école l’autorisation d’ajouter les classes de secondaire un et deux… .
En 1987 le ministère de l’Éducation renouvelle le permis pour trois ans. Toutefois, il précise que «l’approche pédagogique en vigueur dans [cette école] est bien particulière et [qu’]elle découle de la vision de Rudolf Steiner sur l’éducation.»
Rudolf Steiner, est en fait le fondateur d’une nouvelle religion ésotérique qu’il a nommé l’Anthroposophie. En bref, cette nouvelle religion se veut un chemin de connaissance qui voudrait conduire le spirituel en l’être humain au spirituel en l’univers. Ce chemin emprunte, entres autres, les voies de l’ésotérisme, de la science occulte, du karma et de la réincarnation. Bien que l’Anthroposophie ne soit pas enseignée aux élèves, elle «imprègne, selon les mots des responsables de l’École Rudolf Steiner, toutes les matières, la méthodologie et l’administration de l’école (…).»
Devant cette manière particulière d’aborder la science de l’éducation, le ministère recommande fortement à l’École Rudolf Steiner «de poursuivre [ses] efforts pour mieux [se] familiariser avec le Régime pédagogique et les programmes du Ministère de façon à [ce qu’elle puisse se] conformer à certaines exigences fondamentales.» Cette remarque est formulée en 1987, soit trois ans après l’émission du premier permis d’enseigner…
Une saga
L’année 1987-1988 commence par un coup de théâtre ! Le ministère révoque le permis ! L’École Rudolf Steiner n’avait pas déposé le cautionnement requis. En mars 1988, l’école fait une demande de subvention de $75,000 auprès du ministère afin de combler un déficit et lui permettre de survivre. Québec refuse la demande. À l’automne 1988, l’École Rudolf Steiner de Montréal dépose une demande de permis pour dispenser le deuxième cycle du secondaire. Le ministère refuse et justifie ainsi sa décision :
«Il y a d’abord les inquiétudes soulevées par l’organisation actuelle de l’école…six enseignants n’ont toujours pas de certification. De plus, après trois ans d’essai, l’école semble encore avoir du mal à concilier ses pratiques avec le respect du Régime pédagogique du 1er cycle du secondaire. Enfin, les difficultés rencontrées par certains élèves qui quittent votre établissement soulèvent des interrogations… (…) L’École Rudolf Steiner n’offre pas les garanties suffisantes pour justifier l’ajout du 2e cycle de secondaire. Il ne réuni pas non plus les conditions requises pour motiver l’octroi des subventions.»
Pourtant, l’école ne ferme pas ses portes. Elle poursuit son œuvre. L’année scolaire suivante soit 1988-1989, l’École Rudolf Steiner doit se résigner à fonctionner sans permis pour une deuxième année consécutive. Elle n’avait toujours pas déposé le fameux cautionnement. En octobre 1990, les responsables de l’établissement font parvenir au ministère une autre demande de renouvellement de permis. Celui-ci est accordé… jusqu’au 30 juin 1992. Les fonctionnaires expliquent leur décision de cette manière : «L’échéance d’une année est attribuée à votre établissement dans la perspective d’évaluer son fonctionnement au regard des exigences de la Loi sur l’enseignement privé en ce qui concerne les programmes d’études.»
Cette véritable saga se poursuit puisqu’en juin 1992 le permis de l’établissement est renouvelé jusqu’au 30 juin 1994, en ce qui concerne la maternelle jusqu’à la 2ième année du secondaire.. L’école avait demandé la permission d’ajouter le deuxième cycle du secondaire. Permission accordée à partir de septembre 1993…mais le ministère posait des conditions précises afin de concrétiser sa décision. Il faudrait, «d’une part, que le Ministre accorde les dérogations nécessaires en ce qui concerne les exigences du Régime pédagogique et, d’autre part, que l’on puisse poser un jugement d’équivalence satisfaisant relativement aux programmes que vous comptez dispenser, étant donné les exigences de la sanction des études. Ce permis serait valide pour deux ans, soit jusqu’au 30 juin 1995.»
Toutefois le ministère de l’Éducation rejeta sa demande d’agrément qui lui aurait ouvert les portes de subventions gouvernementales. Cette décision a été prise «en tenant compte notamment de la situation de l’école nécessitant encore certains efforts et travaux d’approfondissement pour assurer et démontrer la qualité du projet éducatif de l’établissement en particulier sur les plans de l’organisation pédagogique et des ressources humaines».
Ce n’est qu’en 1995, à la suite d’un jugement d’équivalence au niveau du curriculum, que le ministre a autorisé l’école à dispenser les cours de secondaire 3 à 5.
En 1999, dans un rapport rédigé par la Direction de l’enseignement privé il est souligné qu’il «importe de rappeler que depuis au moins dix ans, l’établissement est invité régulièrement à respecter les exigences de la loi concernant la qualification légale des enseignants.».
Un cri du cœur
En 2002, un rapport synthèse produit par la Direction de l’enseignement privé revient sur cette question en écrivant : «Lorsqu’on parcourt l’historique de cet établissement (…) une constante ressort continuellement ; la difficulté pour l’établissement à s’ajuster à certaines exigences ministérielles. La question de la qualification légale [des professeurs] revient constamment sur le tapis, l’établissement ne s’étant jamais conformé à cette exigence sauf pour les années 2000-2001 et 2001 et 2002, et ce, tout en apportant certains ajustements au cours de la dernière année, même si cette année, l’établissement a à son emploi que des enseignants qualifiés, il nous informe déjà que cette situation, lui causant préjudice au niveau financier, peut changer, l’administration étant dans l’obligation de jumeler dans certains cas un enseignant légalement qualifié à un autre formé à l’approche Waldorf, qui lui ne l’est pas nécessairement.»
Malgré les efforts de l’École Rudolf Steiner afin de régulariser cette situation, la création d’écoles publiques Waldorf a attiré des professeurs qualifiés et formés à cette pédagogie particulière. La présence de ces établissements à vocation particulière est venue compliquer la situation.
En 2002 une crise s’abat sur l’École Rudolf Steiner. Soixante enfants furent retirés de l’établissement par leurs parents. En octobre 2002 dans une lettre adressée au ministre de l’Éducation de l’époque, M. Sylvain Simard, les autorités de l’École Rudolf Steiner se vident le cœur.
«Comment se fait-il que depuis tant d’années, le ministère refuse toujours de nous accorder un permis de plus de 2 ans ? Comment se fait-il que le ministère refuse toujours de nous accorder des subventions ? Même durant les années où notre école se portait bien financièrement, il y a toujours quelque chose que nous faisions pas «correctement». Votre ministère reconnaît même des projets d’inspiration Waldorf dans des commissions scolaires. Ce n’est donc pas la pédagogie. Alors ? Pouvez-vous me le dire, vous POURQUOI ? C’est à la fois frustrant, démoralisant et pourtant, nous sommes encore là. Les parents nous supportent toujours et continuent d’investir temps et argent pour que notre projet vive. Monsieur Simard, nous avons besoin de votre aide. Plus que jamais.»
Cependant, la même année, le ministère «décide de faire appel aux services d’un spécialiste reconnu dans le domaine pédagogique, et ce en vue d’établir la conformité ou non du curriculum institutionnel avec celui national. Le rapport de la ressource externe ayant analysé le curriculum a été déposé au Ministère en décembre 2002. Dans l’ensemble, ce rapport est hautement positif à l’endroit de l’institution.» D’après le ministère, ce spécialiste, qui a passé entre deux et trois jours à l’École Rudolf Steiner de Montréal, «considère que cet établissement réussi très bien tout en ayant le mérite d’amener au succès les jeunes qui étaient en voie de décrochage ailleurs. Il en vient à cette conclusion après analyse et interprétation des résultats obtenus aux tests de français de la 7ième année de cette école, correspondant à la première année du secondaire. Selon ce spécialiste, cette école s’acquitte de manière exemplaire de sa mission telle que dévolue par l’État québécois et ce, en misant sur une pédagogie centrée sur l’élève constituant, selon ses propos, un modèle en son genre.»
Selon les documents consultés, en janvier 2005 l’École Rudolf Steiner avait reçu son agrément pour le cycle de l’élémentaire.
Deux ans plus tard, l’École Rudolf Steiner est toujours en vie… avec semble-t-il une quarantaine d’élèves et toujours critiquée par la Commission consultative de l’enseignement privé qui lui reproche ses déménagements fréquents, ses heures d’enseignement qui seraient déficitaires de quatre heures ainsi que sa situation financière précaire.
Des écoles Waldorf publiques
Que pensez de cette saga ? Que dire de la patience du gouvernement ? Peut-on accuser le gouvernement de laxisme dans ce dossier ? Surtout devant la situation actuelle de l’École Rudolf Steiner de Montréal ! Qu’est-ce qui a motivé le ministère de l’Éducation à agir ainsi dans ce dossier ? Est-ce la bonne réputation académique des écoles Waldorf dans le monde (il y aurait environ 800 écoles similaires) ? La tolérance du ministère de l’Éducation devrait-elle être plus limitée ?
Et que pensez de la présence des écoles Waldorf dans le système publique québécois ? Il est plus que légitime de se poser cette question lorsque nous savons que ces établissements s’inspirent de l’Anthroposophie, cette nouvelle religion ésotérique créée par Rudolf Steiner.
Au Québec, nous retrouvons trois écoles publiques. Des parents tentent également de créer une école publique à Montréal et dans les Laurentides. La première école publique a vu le jour dans la petite ville de Chambly, située à une heure de Montréal. Son ouverture a passé pratiquement inaperçue. Cependant, quelques mois plus tard, des parents ont logé une plainte au Ministère de l’Éducation le forçant à faire enquête. Les résultats de l’investigation gouvernementale ont démontré que l’École Rudolf Steiner de la Montérégie (aujourd’hui école de La Roselière) ne respectait pas certaines dispositions de la Loi sur l’instruction publique… . Après avoir effectué des changements techniques et changé de nom, l’école s’est vue reconnaître le droit de poursuivre ses activités.
Toutefois, certaines plaintes soulevaient des doutes quant à la base philosophique, ou religieuse, c’est selon, de cette école et, du même coup, des institutions Waldorf. Jusqu’à maintenant le ministère de l’Éducation a préféré ne pas aborder cet aspect de la question pourtant cruciale à l’heure de la déconfessionnalisation des écoles publiques. La seule conclusion émise par les fonctionnaires à ce sujet a été d’affirmer que l’Anthroposophie qui inspire les écoles Waldorf n’est pas une secte. Bien que je partage entièrement cette conclusion, je crois qu’il est nécessaire d’étudier en profondeur les racines philosophico-religieuses de ces écoles. C’est ce que je me suis engagé à faire dans un livre que je rédige actuellement et qui porte sur ce sujet.
Les écoles alternatives offrent aux parents un choix en matière d’éducation. Il est sain dans une démocratie comme la nôtre que ces établissements puissent exister. Cependant, il est également sain de se demander collectivement si le gouvernement ne devrait pas imposer à ces écoles des limites plus contraignantes. Il faut aussi se demander qu’est-ce que nous voulons que le gouvernement réalise avec les écoles qui, malgré la bonne foi de certaines d’entre-elles, atteignent les limites du raisonnable. Faut-il qu’il les ferme ? Faut-il au contraire qu’il laisse aller les choses en espérant que le temps se charge de ramener la brebis égarée au sein du troupeau ? Nous devons répondre à ces questions afin d’être en mesure de faire progresser ce dossier épineux.
Commentaires personnels : yves_casgrain@hotmail.com
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